Le Don Quichotte de Dali
Préface de l’auteur

La famille Senestres, si noble fut elle, était toujours le sujet des histoires les plus folles. Et quand nous avons la chance de la contempler dans toute sa splendeur, il est aisé de comprendre le pourquoi de ce fait. Leur sang était, raconte-t-on, altéré par quelque malédiction du septième ou huitième siècle. Quelques textes plus obscurs prétendent qu’ils descendent des Julio-claudien. Encore aujourd’hui, si le nom de Senestres est mort, il reste quelques descendants aptes à illustrer ce fait. Mais aussi passionnant que soient ces faits et gestes, c’est à une branche ancienne que nous allons nous intéresser, remontant probablement à la fin du haut Moyen-Âge. Elle serait peut-être plus tardive, mais peu importe. Le héros de notre histoire est Sir Geoffroy Senestres, baron de quelque région du nord du pays. C’était, sans aucun doute, un membre béni de la famille que la malédiction semblait épargner. Si on regarde le reste de la lignée vivant à l’époque, qu’avons-nous ? Hector, ancien chevalier vieillissant atteint de coprolalie et à la vue altérée de naissance. Son fils, Nestor, de mère inconnu, eût pu devenir un grand, quoiqu’étrange chevalier, s’il n’était atteint de terribles troubles gastriques et que son colon eût été plus aisé à contrôler. D’un simple pet, lâché durant une réception, il acquit le surnom éternel du « puant ». Ce Nestor avait un frère, Sigismond, dit « le chauve », myope au possible. Ce qui ne l’a pas empêché de devenir lui-aussi chevalier. A l’âge de vingt-sept ans, Sigismond épousa la belle Orable, dame du sud, surnommée « la généreuse », en référence non pas à sa grandeur d’âme mais à sa propension à donner la vie. Elle était la fille du seigneur Louis le petit, tenant son nom de sa petite taille comme on s’en doute, et de Dame Eda. Pourquoi une famille saine fit des centaines de kilomètres pour se lier au pire sang du royaume est un mystère tout aussi épais que celui de cette malédiction. Sigismond et Orable eurent trois enfant, du moins trois survivant car cinq moururent en bas-âge. Selon d’autre source, ce serait sept, et d’autres encore, quatorze. Geoffroy donc, qui semblait bénis, Guibourc, une fille présentant des relents de la coprolalie de son grand-père et qui, en elle-même, n’avait rien de féminine, et enfin Edouard, qui souffrait de terribles troubles de la mémoire. Edouard était marié à Dame Léanne, sa cousine, fille du frère de sa mère, mort prématurément alors qu’il était à la recherche d’un de ses ancêtres dans un château. Edouard et Léanne avait un fils, Etienne, daltonien passionné d’alchimie. Certes, Nestor était le moins chanceux et peut-être pensez-vous que le reste ne souffrait pas de maux si graves. Mais un repas durant lequel se mêlent un homme qui répand naturellement une odeur nauséabonde, deux personnes insultant sans raisons, dont l’une des deux, Hector, systématiquement en latin, quelques malvoyants, une barbare, un daltonien, et le reste, et vous comprendrais pourquoi les touvères et troubadours chantaient les exploits des Senestres. Et nous tenons à préciser que nous avons omis bien des éléments que nous préférons vous laisser découvrir et apprécier au fil du récit. Aujourd’hui ces chansons étaient oubliées et perdues, jusqu’à ce que, fouillant une vieille abbaye de Champagne, elles furent retrouvées. Hélas, bien des exploits sont encore perdus, et l’arbre de la famille reste difficile à reconstruire, mais, branche par branche, nous avons atteint notre époque et retrouvé l’ultime héritier de la malédiction, qui vit des jours plus ou moins paisibles. Cependant, la chance peut nous sourire car à l’heure où j’écris ces lignes, nous recherchons d’autres textes. D’abbayes en abbayes, de ruines en ruines, nous fouillons le pays à la recherche de ces récits afin de mettre en éclat l’histoire d’une survivance. L’histoire que nous allons ici conter est reconstituée de ces vieux chants que nous pourrions cataloguer sous le titre de La Geste des Senestres. Cela débute justement avec une réunion de crise pour cette famille. Il nous faut cependant prévenir le lecteur d’une chose, et s’il a déjà parcouru des chansons de geste ou des romans médiévaux, cela lui paraîtra une évidence : le monde dépeint dans ces textes, et dans l’adaptation que nous en faisons, est très éloigné de la réalité des faits. Les auteurs s’amusaient à ajouter magie et merveilles et pour distraire au mieux leur auditoire. Ce ne serait que trahison d’ôter ces ornements d’époque. Enfin, le récit mentionne une guerre. Nos recherches n’ont pu établir de quel conflit il s’agit, et il est possible que cela ne soit qu’une affabulation d’un auteur qui a plu et que d’autres ont repris par la suite. Certains textes, les plus anciens, ne mentionnent guère de magie, mais ceux-ci sont peu nombreux. Quant au conflit, il peut s’agir d’une bataille de la guerre entre les différents territoires francs de la fin du neuvième siècle. La France n’était pas alors un royaume dans le sens communément admis, et celui qui était nommé le roi de France n’était souverain que d’un territoire et non de l’ensemble de la France. Les seuls noms de souverain qui peuvent nous aider sont Charles et Louis. Desquels il s’agit, difficile de le dire avec certitude mais l’hypothèse principale est qu’il s’agirait de Charles II et de Louis II. Cependant des manuscrits isolés mentionnent d’autres rois, tels que Charles III, Louis VI et quelques autres. L’hypothèse que nous formulons et que ce sont des récits qui ont marqué et qui ont plus, aussi, durant leurs transmissions, en plus des ajouts d’aventures, les histoires étaient adaptées à l’époque de leur reproduction. La plupart des manuscrits datent des douzièmes et treizièmes siècles, quelques-uns sont plus anciens, mais peu sont au quatorzième siècle, et aucun des époques postérieures n’a été retrouvé. C’est donc dans un flou temporel que se déroule notre histoire, mais il est vraisemblable qu’elle remonte au neuvième siècle, puisque c’est l’époque mentionnée la plus ancienne. Il nous faut également prévenir que nous avons fait le choix, arbitraire, de systématiquement nommer le roi « Louis », car il est le plus représenté, dans ces textes comme dans d’autres gestes médiévales, et son ridicule nous le font assimiler au Louis de la Geste de Guillaume d’Orange. Que le lecteur nous pardonne ces précisions, mais elles sont, nous en sommes convaincus, indispensable pour une meilleure réception contemporaine de ces anciens récits. Il faut cependant préciser une dernière chose. Les textes récupérés ne sont pas tous des chansons de geste. Certains sont des fabliaux, d’autres des lais, et il y a quelques fables. Les fabliaux étant des textes vulgaires, nous ne gardons ici que ceux qui sont pertinents, originaux, ou les plus amusants.

I – Réunion de crise

es finances du baronnet étaient en bien piètre état depuis la dernière guerre, et une solution devait être trouvée d’urgence, d’autant plus qu’un nouveau conflit se faisait déjà sentir. La famille Senestres était quelque peu chanceuse, puisqu’elle avait survécu à cette guerre, au contraire de nombre de familles dont les terres avaient été dévastées. Partout dans le pays, des ruines avaient pris la place des puissants châteaux. Des terrains vagues avaient supplantés les villages. Et, comble de malheur, les histoires racontent que nombre de créatures maléfiques, démoniaques même, s’étaient installées sur ces terre, à cause de l’emploi de sorcières pendant la guerre. La famille organisa donc une réunion de crise pour résoudre le problème. Comme le lecteur doit déjà le soupçonner, la réunion en question fut grandement agitée. La discussion ne resta calme que quelques instants car il fut vite noté que Dame Guibourc y était présente, ce  qui était inadmissible car elle était une femme. Non, féministe à deux balles, je ne pas misogyne, je raconte une histoire qui se passe au Moyen-Âge. Le doyen, Nestor, fit remarquer cette féminité d’un langage aussi courtois qu’il lui était possible de parler et que l’on peut résumer en ces mots :

« Que fait la fillia lupae ici ? »

our les lecteurs qui ne comprennent pas le latin, disons simplement que lupae ne désigne pas que la louve, mais aussi « le plus vieux métier du monde », ce qui, au passage, en dit long sur les origines des fondateurs de Rome si on réfléchit un instant. Guibourc, dans une égale courtoisie, rétorqua qu’elle avait plus de « colei » (couilles) que la « spurca saliva » (salive dégueulasse) qui lui tenait lieu de grand-père. Par soucis de décence, nous voulions d’abord ne pas donner de traduction des termes latins, mais nous avons supposé que de toute façon, le lecteur irait en chercher la traduction et que donc, autant la fournir tout de suite. Nous laissons cependant le latin afin de profiter au mieux de l’élégance langagière des personnages. Ce sera également l’occasion d’apprendre les formules pour briller en société. Sigismond sentit bien que le dialogue était déjà avorté, mais tenta, pour le bien de tous, de rétablir la situation.

« Mes amis, assez de politesses, nous avons un problème à régler. Ma fille, tu as ordre de quitter la table, tu sais parfaitement que les femmes ne sont pas admises à ce genre de réunion.

–Père, si je peux me permettre une remarque, pour être une femme, il faut être mariée et qu’un homme nous ai déjà fait saigner. Or je ne respecte aucune de ces qualités, aussi ne suis-je pas encore femme, et je dirais même être davantage homme que mon neveu ici présent dont les inclinations prématurées ne manifestent d’intérêt que pour les jeunes paysans de nos terres.

– Ma fille, la sexualité de ton jeune neveu n’est pas sujet de cette réunion.

– Alors je dirais qu’il est absurde qu’un garçon d’à peine dix ans soit présent. Et que celui-ci ait déjà une sexualité.

– Tante, je suis là pour apprendre, et j’ai plus ma place ici que toi. Et ma sexualité ne te regarde en rien.

–Tarlouze hypergonadée.

– Jeune fille ! Cessez immédiatement d’imiter votre grand-père !

– Ah non, je ne l’imite pas, je parle français. Ce vieux con, ou senex ruinose si vous préférez grand-père, est encore à parler latin pour se faire passer pour un homme intelligent.

– Le senex ruinose (vieux con, vieux croulant) te dit abi pedicatum (va te faire foutre). »

ous pensons qu’il n’est pas nécessaire de rapporter le reste de la dispute que le noble versificateur médiévale a si élégamment retranscrit, avec tant de mots latins. Aussi nous contenterons-nous de résumer les évènements de la réunion pour la suite. Après insistance de Sigismond, et résistance de Guibourc, celle-ci fut autorisée à rester. Sigismond favorisa cette solution au mépris des protestations de son père, dans l’intérêt de la famille. Malgré cela, le débat resta fort animé, mais pu progresser. D’abord, les constats furent établis de façon à éclaircir la situation. Les coffres étaient complètement vides. La première solution que proposa Sigismond fut d’augmenter l’impôt, ce que personne ne contesta, mais qui fut reconnue comme insuffisante. Guibourc eut l’idée de piller quelques cités de moindre importance de terres voisines. Cela avait l’avantage d’étendre le territoire actuel du baron et de rapporter de l’argent. Mais l’inconvénient, de taille, était qu’il fallait, pour bien accomplir cette tâche, de l’argent pour équiper un nombre d’homme suffisant. La proposition fut cependant rejetée car venant d’une jeune fille.

« Ce n’est pas parce que je suis une fille que je suis plus conne que vous ! Au moins je propose des idées !

– Pff, des idées foireuses, rétorqua Louis qui se manifesta pour la première fois.

– Foireuse ? Le deuxième vieux con l’ouvre pas de la séance sauf pour m’insulter ! On a juste à envoyer Nestor. Il n’a qu’à se lâcher dans deux ou trois villages et le tour est joué. L’odeur fera fuir tout le monde et on n’aura plus qu’à nous servir.

– Jeune fille, enchaîna Nestor, vous pouvez bien être ma nièce, je vous interdis de m’insulter de la sorte ou je...

– Ou quoi, tu vas me péter au nez ?

– Ma sœur, laissez donc notre oncle tranquille ou je vous envoie prendre le repas du soir dans la porcherie ! »

ntendre son frère Geoffroy lui parler aussi sévèrement, ce qui n’était pas dans son habitude, laissa la jeune Guibourc silencieuse et bouche béante.

« Ah ! La lupa (pute) se tait !

– La lupa elle va t’exploser la gueule !

– Grand-père, taisez-vous ou parlez sans injure, cela devient lassant à la longue ! Mes amis, nous ne rendrons pas gloire à notre nom en nous assaillant mutuellement d’insultes, sinon nous eussions fait fortune il y a des années de cela. Non, il faut trouver autre chose, et j’ai une idée. La guerre récente a défait nombre de seigneurs dont les richesses sont supposées perdues. Eh bien il n’y a qu’à mettre la main dessus.

– Et comment, mon fils, compte tu trouver quelque-chose de perdu ?

– Pardi ! C’est bien simple ! En cherchant ! »

a simplicité de la solution proposée fit tomber un silence de plombs dans la salle qui dura presque quelques secondes. Ce laps de temps commença même à inquiéter les femmes qui s’étaient installées dans une pièce proche. Finalement, c’est Louis qui rompit le silence.

« L’idée est simple, et bonne en théorie. Mais comment diable allons-nous mettre la main sur les trésors des seigneurs défaits ? Et avant qu’un héritier ne se rende compte qu’il a une fortune potentielle à venir récupérer ?

– Si ils sont aussi cons que chez nous, on a le temps, remarqua Guibourc.

– Il faudra se renseigner sur les seigneurs les plus riches dont les châteaux sont laissés à l’abandon, remarqua Edouard, ignorant sa sœur.

– Pas seulement les châteaux, reprit Geoffrey, certains ont probablement des endroits secrets dont il nous faudra nous renseigner, soit auprès des serfs, soit en fouillant les châteaux.

– Il y aurait là une fortune immense à gagner, continua Sigismond. Cependant, ne dit-on pas que des êtres maléfiques rodent sur les terres dévastées par la guerre ?

– Si fait père, répondit Geoffrey. On raconte que les cadavres des morts sont animés par la magie du diable et que c’est la sorcellerie qui s’y est installée qui a permis aux infernaux de venir prendre séjour dans notre monde.

– Voilà qui ne va pas faciliter la tâche... hélas, nous sommes trop appauvris pour rejeter l’idée, dit Sigismond.

– Nous pouvons appeler d’autres chevaliers de la région qui nous doivent obéissance et former des compagnies, proposa Edouard. Clairement, Etienne, mon fils, n’est pas apte au combat, et mes grands-pères, messires Louis et Hector, vous reconnaîtrez que vous n’avez plus l’âge. »

utant le seigneur Louis acquiesça, reconnaissant qu’à soixante-treize ans il préférait éviter de monter au combat devant les armées de Satan, autan Hector fut enragé par l’affirmation de son petit-fils :

« In cruce figaris, coleus ! (Va te faire crucifier, couillon) Trop vieux ? Tu ne tiendrais pas deux minutes face à moi en combat. Il est hors de question que je reste ici avec l’autre emboliari (bouffon) de Louis et sa lupa (pute). Je dirigerai une de vos compagnies, vous allez voir ! J’ai peut-être soixante-quinze ans, mais je sais encore me battre ! »

hacun savait qu’il était inutile d’argumenter contre lui et surtout tous se disais qu’au pire, il mourrait noblement et le château serait plus calme à l’avenir, on le laissa donc sans trop discuter faire partie de ceux qui iraient au combat. L’idée de former des compagnies avec les chevaliers du baronnet fut largement acceptée. Un scripte fut appelé et il rédigea le message qu’un héraut allait lire à tous les chevaliers de la région, afin de les appeler à une glorieuse mission qui rendrait gloire à leur maître et à leur nom, ferait entrer les chevaliers dans la légende, et placerait le Baronnet Senestres au sommet en le rendant le plus riche du pays.

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